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LYON JUIN-JUILLET 1869 LA GREVE DES OVALISTES (2/4)

Suite de la publication (partie 2/4) de l’article écrit par Bernard Chareyron pour le compte de l’Institut d’Histoire Sociale de la CGT.

Les ovalistes dans le contexte de la soierie lyonnaise
la suite :

Combien d’ovalistes à Lyon ?
Le nombre des ovalistes travaillant à Lyon en 1869 est assez flou. La presse locale et les salariées du secteur estiment cette population à 8.000 personnes dont 300 hommes.
Une remarque : Vu la faiblesse numérique des hommes dans ce secteur on comprend que le mot ovaliste est généralement utilisé au féminin. Cet article n’échappera pas à cette règle.
Les maîtres-mouliniers évaluent, eux, leurs salariées à 4.000.

Enfin les rapports de police font état de 2.394 ovalistes grévistes dans leur secteur du 17 au 21 juin 1869.
Ces différents chiffres ne sont d’ailleurs pas contradictoires car le travail est très précaire et fluctuant dans cette branche. Il n’est pas rare de ne travailler que 3 jours dans la semaine. Quand l’atelier ne reçoit pas de commande, c’est la période de « morte » comme on dit à Lyon dans le secteur du tissage de la soie. Les ovalistes ne sont alors pas payées. Bref l’emploi gonfle ou s’effondre à une vitesse impressionnante.
Sur ce chiffre de 2,394 ovalistes en lutte on en repère 554 à la Croix-Rousse, 214 à la Guillotière, 286 à la Part-Dieu, 1.140 aux Brotteaux, plus de 170 aux Charpennes et 30 dans les autres secteurs.
Ces ateliers ne peuvent se comparer entre eux puisque certains emploient 3 ovalistes quand le plus gros — Bonnardel - 65 rue Bossuet- en fait travailler 200.
Néanmoins les 2/3 des ovalistes travaillent dans des ateliers de 25 à 50 salariées.

Qui sont les patrons-mouliniers ?
Ils sont certes issus du Rhône mais aussi et surtout des départements de la région... comme d’ailleurs leurs ouvrières.
Ils sont généralement propriétaires de leurs moulins mais surtout de la machine à vapeur alimentant les ovales en énergie. C’est le point stratégique de l’atelier. Les grévistes ont d’ailleurs pour premier souci d’éteindre la vapeur quand elles se lancent dans l’action. Quitte à mettre le feu aux machines comme chez Chareyre.
Les maitres-mouliniers comme les canuts sont peut-être propriétaires de leur outil de travail mais ils ne sont pas maîtres du marché. Ce sont les soyeux qui achètent les soies grèges a la filature, les remettent aux mouliniers pour les travailler, lesquels leur livrent en retour les soies moulinées.
Nous sommes ainsi en présence d’un travail à façon et le maître-moulinier ne donne l’ouvrage aux ovalistes qu’après avoir reçu une commande.
Les négociants pilotent donc tout le système. Durant la grève ils vont avoir les patrons-mouliniers comme interlocuteurs. Mais jamais les ouvrières n’en connaitront l’existence. Pour elles l’ennemi c’est le patron d’atelier le seul visible, le seul à les exploiter quotidiennement. Même si les ficelles sont tirées dans l’ombre par d’autres personnages bien plus puissants.

D’où viennent les ovalistes ?
Durant le XIX 0 siècle la mécanisation galopante prive les femmes du travail qu’elles effectuaient traditionnellement au domicile et en particulier à la campagne. Mais elle leur ouvre les portes des usines ou la machine à vapeur leur permet d’effectuer des tâches autrefois réservées aux hommes. Elles sont d’autant plus invitées à le faire qu’elles sont payées moitié moins que les hommes.
Les jeunes femmes de la campagne partent donc en masse embaucher en ville. La majorité des ovalistes ne sont ainsi pas lyonnaises. En analysant les registres d’entrée de l’Hôtel-Dieu, on constate que 8% d’entre elles sont rhodaniennes alors que 35% sont ardéchoises, 13% dauphinoises, 10% ligériennes, 9% drômoises. Les autres viennent du Jura, de la Haute-Loire, du Puy-de Dôme etc.
Elles parlent généralement le dialecte de leur région d’origine ou le patois de leur village. Ce n’est pas complètement un handicap car ces « immigrées » arrivent par petits groupes d’un même village et vivent en petites communautés à Lyon. Ces venues par groupes de villageoises correspondent aux tournées de recrutement effectuées par des agents de la Fabrique qui font miroiter aux familles le paradis financier de la ville. Ils se font aider du curé de la paroisse pour choisir les « bons éléments » et convaincre les parents. Comme il s’agit de mineures (< de 21 ans) les contrats sont conclus non pas avec les jeunes filles mais avec leurs parents.
Les négociations ressemblent étrangement à celles menées avec les rois indigènes lors de la Traite des noirs. A la différence près qu’il ne s’agit pas de verroteries et de fusils mais de monnaie abandonnée sur place.
Le but en venant en ville est généralement de se constituer une dot. Le rêve de ces jeunes filles est de repartir de Lyon avec une grande malle remplie d’un trousseau complet. Bref le mariage parait être l’objectif ultime. On ne devine pas dans les témoignages d’intentions de continuer au-delà de cette échéance le travail à l’atelier.
Les ovalistes viennent généralement de familles de cultivateurs, d’artisans, de milieux sociaux modestes mais pas forcément des milieux les plus défavorises.
Enfin dans leur majorité les ovalistes sont illettrées. Ce sera pour elle un frein important à la conduite de la grève comme nous le verrons plus loin.
* Les ovalistes piémontaises
Milan est la plus proche concurrente de la place de Lyon. Les recruteurs des maîtres-mouliniers vont donc exercer leurs talents dans les vallées du nord de l’Italie. Soulignons que le terme de piémontais n’est pas excessivement précis. A l’époque on appelle piémontais tous les italiens du Nord par opposition aux Napolitains qui sont les italiens du Sud.
Les piémontaises vont représenter 10% des ovalistes à Lyon. Elles sont attirées par des salaires qui sont le double de ce qu’elles touchent en Italie. En outre le voyage est pris en charge. Ça c’est la théorie car en réalité les frais du voyage ont certes été avancés par l’employeur mais sont ensuite retenus progressivement sur les salaires versés.
Ces piémontaises vivent de très dures conditions car étant éloignées de leur famille les fréquentes périodes de chômage les jettent dans la misère. Il n’est donc pas si étonnant de les retrouver dans la grève quand bien même leurs employeurs ont voulu les utiliser comme briseuses de grève. Les ouvrières gagnent de 9 à 12 voire rarement 13 francs par semaine. A travail égal les continuellement dans les soupentes.
Il y a certes des ovalistes qui ne peuvent supporter ces conditions. Elles cherchent a loger ailleurs, hors de l’atelier. Mais il s’agit de frais supplémentaires qu’elles ne peuvent généralement pas assumer. Elles se regroupent alors pour trouver une « colocation » comme on dit de nos jours. Mais elles ne tardent pas ainsi à reconstituer la promiscuité qu’elles fuyaient auparavant. Du moins sont-elles libérées du patron pour un moment.

* Le repas ensuite
Les ovalistes logées sont également nourries. Ou plus précisément le maître leur « fournit le feu ». Cela signifie qu’il leur donne le bois ou le charbon pour faire cuire les repas. Les ovalistes tout comme elles logent en commun cuisinent ensemble chacune a tour de rôle.
Le maître peut aussi leur « tremper la soupe ». Cela signifie qu’il leur propose une soupe le matin et le soir un plat, sans pain ni vin. En outre il y a deux pauses dans la journée où elles peuvent manger un morceau de pain. Pour ce festin il leur prélève les 2/3 du salaire !
Ces repas sont si frugaux que l’expression « une soupe d’ovaliste » a longtemps désigne a Lyon un brouet peu consistant.
Comme pour le logement, des ovalistes refusent ce système et mangent à la gargote du quartier avec les autres ouvriers. Naturellement cela diminuera encore l’argent consacrée au trousseau ! Mais c’est ce qui expliquera probablement la solidarité notable dont elles seront entourées lors de leur grève car leur situation était déjà connue.
On peut estimer que logement et repas à l’atelier constituaient des formes rapprochant l’exploitation ouvrière spécifique a la domesticité. Et cela sera fortement contesté lors de la grève de 1869.

Combien de temps travaillent les ovalistes ?
On a vu que le nombre de jours travaillés dans la semaine peut beaucoup évoluer selon le volume des commandes passées par les fabricants.
Souvent les petits patrons appliquent en outre la « Saint-Lundi » qui fait du lundi un jour non travaillé donc chômé, ce qui ne plait guère aux ovalistes. Mais une « bonne semaine » de travail va du lundi au samedi qui est le jour de paye.
Le dimanche est férié et les ouvrières retournent dans leurs familles, dans leurs villages (le train s’est développé) d’où elles rapportent le lundi des provisions et du pain qui les aident à supporter les « soupes d’ovalistes ».
En moyenne une ovaliste travaille de 10 à 12 heures par jour.
Le travail est difficile comme on l’a déjà écrit (vitesse, cadence, dextérité, répétitivité, chaleur, vue très sollicitée).
Mais en outre la position debout est imposée toute la journée. Il n’est pas étonnant que les registres d’entrée de l’Hôtel-Dieu indiquent que les ovalistes sont atteintes d’ankyloses, d’ulcères et autres œdèmes aux jambes.
La situation sanitaire engendrée par les conditions de travail des ovalistes est catastrophique si on se réfère aux décès enregistrés à l’hôpital de la Croix-Rousse, ce dernier a été créé en 1861 devant la multiplication des maladies dans le milieu de la soierie.

Le journal « Le Progrès » indique ainsi que le tiers des décès de l’hôpital sont dus à la phtisie ; on dirait tuberculose de nos jours. Sur ces 771 décès de phtisiques on compte 269 travailleuses de la soie. « Elles n’avaient pas dépassé 15 à 25 ans ».
Les statistiques hospitalières montrent en outre que les ovalistes sont des usagères régulières de l’hôpital ce qui laisse deviner une situation difficile. Les notables de l’époque admettent ces données et s’offusquent. Mais ils l’expliquent par le mauvais air des villes. Curieusement cela semble toucher le seul monde ouvrier et particulièrement celui du textile.

Faire carrière pour une ovaliste ?
Soyons clairs cette question n’a aucun sens pour une ovaliste de 1869. Les conditions très rudes auxquelles sont confrontées ces ouvrières aboutissent à une mobilité, pour ne pas dire une fuite, de ces travailleuses.
Ainsi en comparant les données respectives du recensement de 1866 et de celui de 1872 aucune ovaliste ne se retrouve dans le même atelier ni dans le même logement à 6 ans d’intervalle.
D’autres données statistiques confirment qu’on ne peut rester ovaliste très longtemps. Il s’agit d’un travail « transitoire » qui s’effectue généralement de 12 à 28 ans. On trouve bien des salariées plus âgées. Mais il semble s’agir de veuves qui ont dû reprendre un travail pour survivre.
Il est dommage que le manque de statistiques interdise de savoir ce que deviennent les ovalistes une fois l’atelier abandonné.
En revanche les articles de journaux et les rapports de police permettent de savoir comment ces ovalistes vont mener une action de grève remarquable en juillet 1869.

l’irruption des ouvrières sur la scène sociale ... A suivre, la semaine prochaine

Article publié le 20 février 2024.


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